Les villes dans le métavers : plongée dans l’inconnu

Alors que le projet de métavers européen est en gestation, porté par l’angle de la souveraineté européenne, on devine que le droit de la propriété intellectuelle ainsi que les questions réglementaires qui se posent nécessairement par le lien fort qui existe entre un lieu physique et son clone digital seront au cœur du sujet. Illustration avec une vente aux enchères organisée par la ville de Cannes.

Par Matthieu QUINIOU, maître de conférences (Université Paris 8, Paragraphe) et avocat (blockchain) et Marc-Olivier BERNARD, DG de Boischaut

Une première vente aux enchères proposant 10 lieux emblématiques de Cannes, dont la célèbre Croisette ou le Palais des festivals a été organisée récemment à l’initiative de la ville de Cannes. Proposés sous forme de plan 3D associés à des NFT, les « acquéreurs pourront ensuite implanter ces NFT dans la plateforme métavers de leur choix », afin d’en faire « une utilisation commerciale ou culturelle », comme « l’organisation de salons et d’évènements de classe mondiale » ou « la mise en place d’un univers de jeux » avec un casino.


La vente a rapporté un peu plus de 300 000 € pour l’ensemble des lots, avec respectivement 64 300 € pour la Croisette et 57 870 € pour le Palais des festivals. Un lot supplémentaire représentant le Campus Georges Méliès a été « offert à un chanceux cannois lors d’une loterie exceptionnelle ».

Cette vente présente un caractère novateur et permet de mettre en lumière nombre de questions qui se posent dans la transposition de la vie physique dans le métavers, notamment les métavers dits géographiques utilisant une cartographie identique à la réalité, au lieu d’un monde imaginaire. Le passage de la réalité à la virtualité ne peut faire l’économie d’une étude approfondie des aspects juridiques complexes, relevant du droit de la propriété intellectuelle, mais également du droit des contrats et du droit public.

Une première question est de bien comprendre les éléments constitutifs d’un lot proposé à la vente : tout d’abord principalement un droit, celui de pouvoir exploiter dans un métavers de manière commerciale un lieu jouissant dans sa version réelle d’une forte notoriété et d’une activité économique soutenue. Et très accessoirement, un plan 3D accompagné d’un certificat NFT, qui a pour valeur au mieux le coût de création de ce plan par un prestataire. Une répartition de valeur analogue à un terrain constructible qui serait vendu avec un plan d’architecte. Assez étonnamment, la partie essentielle est cédée avec un formalisme juridique limité à quelques courtes phrases. Pourtant, les questions juridiques soulevées par cette cession sont nombreuses.

Commençons par l’accessoire, le clone numérique du bâtiment. Sous l’angle juridique, le droit de reproduire et de représenter un bâtiment dans un métavers est une prérogative de l’architecte, l’article L 111-2 du code de la propriété intellectuelle reconnaissant comme des œuvres : les œuvres d’architecture, les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à l’architecture. Par conséquent, le fait de reproduire et représenter un bâtiment qualifiable d’œuvre originale dans un métavers est susceptible d’être qualifié de contrefaçon, en l’absence d’accord de l’auteur, c’est-à-dire de l’architecte. La propriété matérielle de l’œuvre, c’est-à-dire le bâtiment, est distincte de la propriété immatérielle de l’œuvre, qui inclut notamment le droit de reproduire et représenter le bâtiment dans un métavers. Pour qu’une commune ait la faculté d’attribuer ces droits sur un bâtiment dans un métavers, elle doit donc obtenir au préalable une cession ou une licence de ces droits auprès de l’architecte. Par exemple, dans le cas du Palais des festivals créé par les architectes Hubert Bennett et François Druet en 1979, l’obtention des droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre par la commune auprès des deux architectes est un préalable à l’octroi par la commune au détenteur d’un NFT du droit d’implanter dans un métavers le bâtiment.

Outre la nécessaire cession ou licence préalable portant sur le droit patrimonial de l’architecte, ce dernier peut se prévaloir du droit moral sur son œuvre pour empêcher la dénaturation ou l’adaptation de celle-ci, en l’absence de motif légitime. À ce titre, le droit moral pourra être plus difficilement opposé par l’auteur dans le cas d’une adaptation de l’œuvre de l’architecte dans le cadre d’un métavers public (par exemple dans le cadre du métavers européen évoqué par le président Macron) que dans le cas d’un métavers édité par une entreprise privée.

En l’absence de précision sur le métavers ou le type de métavers susceptible d’accueillir le lieu lié au NFT, la ville de Cannes se dépossède potentiellement d’un atout commercial important dans un métavers dominant ou d’une présence dans un métavers public. Par exemple, les conditions de vente ne précisant pas de date limite pour l’implantation, l’acquéreur avisé peut attendre jusqu’au moment où un métavers majeur et incontournable aura émergé, laissant à la ville de Cannes les métavers secondaires.

Dans le cas d’un métavers public poursuivant un intérêt public ou correspondant à un service public, par exemple un métavers géographique, sorte de Google Earth augmenté, le droit accordé de manière générale au détenteur du NFT d’implanter et d’administrer le bâtiment dans le métavers de son choix pourrait entrer en contradiction avec le cadre d’administration de ce métavers, qui pourrait en refuser l’insertion. Ce problème pourrait d’ailleurs aussi se poser dans un métavers commercial.

Une fois l’implantation dans un métavers géographique éventuellement obtenue, les frictions pourraient continuer avec les propriétaires légitimes de parcelles du métavers, qui pourraient à la manière de Google Earth, être les propriétaires de la parcelle dans la réalité. Ceux-ci pourraient légitimement s’opposer à l’affirmation contenue dans la description de la vente aux enchères : « concrètement, il sera possible, par exemple, de construire dans le métavers des immeubles sur la Croisette ». En définitive, beaucoup de grains de sable dans cette vente…

Update cookies preferences