Ventes aux enchères volontaires d’actifs incorporels : un état des lieux
Alors qu’une loi autorisant la vente d’actifs incorporels était sur le point d’être votée, l’irruption de la pandémie a repoussé sine die cette loi. Simultanément, l’univers des cryptomonnaies et des NFTs a connu un essor très important. Quel rôle les maisons de ventes peuvent-elles avoir sur ce marché et plus généralement dans les actifs immatériels ?
À l’occasion de la convention annuelle du Syndicat National des Maisons de Ventes Volontaires (Symev), le 23 novembre 2021, la sénatrice Catherine Morin-Desailly, présidente de la Commission de la culture du Sénat, est revenue sur la loi visant à moderniser la profession de commissaire-priseur, et notamment la possibilité de vendre aux enchères volontaires des actifs incorporels.
La proposition de loi de modernisation visant à moderniser la régulation du marché de l’art adoptée au Sénat en octobre 2019 prévoit notamment de rendre possible la vente aux enchères volontaires de biens incorporels (avec quelques exclusions). En effet, dans sa version actuelle le Code de commerce indique à l’article L320-1 que « Les ventes aux enchères publiques de meubles et d’effets mobiliers corporels sont régies par le présent titre », excluant ainsi les actifs incorporels. Ce premier succès est en partie dû au Syndicat National des Maisons de Ventes Volontaires (Symev) qui a agi sans relâche pour convaincre de la nécessité de cette réforme.
Mme Morin-Desailly a également détaillé l’historique de cette proposition de loi et a rappelé son télescopage par l’actualité de la crise sanitaire. En effet, prévue à l’agenda parlementaire pour être votée le 1er avril 2020, le premier confinement du 17 mars 2020, bousculant l’organisation et le travail du parlement, a renvoyé à plus tard ce vote.
Toute la question est désormais de savoir si la majorité actuelle pourra consacrer deux heures de son agenda pour voter cette loi, qui le cas non échéant pourrait en principe être votée par la prochaine législature, quelle qu’elle soit. Il paraît plutôt improbable que ce soit le cas, car l’enjeu politique semble mince en cette période.
La vente aux enchères de biens incorporels : un véritable enjeu… pour les actifs professionnels
Pourtant, la vente aux enchères de biens immatériels constitue un véritable enjeu économique, mais principalement dans les actifs dits professionnels : noms de domaines, marques et surtout sites Internet ou SaaS. Nous le constatons chaque année à l’occasion de la principale conférence annuelle sur les noms de marques (NDDCamp.fr), dont la SVV Boischaut est un des organisateurs.
À titre d’exemple, celle de la transmission d’entreprises digitales. Les débuts de l’Internet en France remontent à la fin des années 90 et près de 25 ans plus tard, les trentenaires ou quarantenaires de l’époque ont désormais l’âge de céder leur outil digital. À l’instar des entreprises « physiques », une problématique de transmission d’entreprises « digitales » dans le e-commerce, l’édition média ou les services se pose. Assez fréquemment, les actifs immatériels (site avec données, nom de domaine et marques) sont cédés tels quels, avec les contrats des fournisseurs et freelances associés, sans la personne morale en elle-même, qui n’intéresse pas le repreneur. L’intérêt de procéder à une vente aux enchères au lieu d’une vente de gré à gré est de permettre des ventes rapides et au meilleur prix, pour des actifs dont la valeur d’opportunité peut être très différente parmi les intéressés.
Autre exemple, le marché secondaire des noms de domaines, où les transactions se font en partie de gré à gré et en toute discrétion, en général un utilisateur final ayant besoin du nom de domaine pour son activité, et qui cherche à l’acquérir directement auprès de son propriétaire actuel, le plus souvent un investisseur en noms de domaine (domaineur). Il existe également des sites spécialisés qui proposent des ventes aux enchères non réglementées de noms de domaines, mais sont régulièrement suspectés de manipulations. Les ventes aux enchères réglementées, tiers de confiance respectant scrupuleusement la loi peuvent intervenir sur ce marché pour le rendre plus sain et plus liquide.
Or, il est difficile de trouver une contrepartie physique à associer à un nom de domaine, une marque ou un site Internet, à l’exception d’un e-commerce qui aurait un stock. Ce qui n’est pas le cas de l’art numérique.
L’art numérique : un marché à démystifier
Depuis le début de l’année 2021, Christies, puis Sothebys et Phillips ont réalisé des ventes impressionnantes, démontrant que l’art digital allait désormais conquérir une place importante dans le marché de l’art, grâce à la technologie NFT, qui permet de conférer un caractère d’unicité à une œuvre numérique.
Mais ces premiers succès sont probablement la conséquence d’une position ultra-dominante de ces opérateurs sur le marché de l’art contemporain et une bien meilleure éducation de leurs clients dans ce domaine. Et non pas d’une entrave que représenterait la contrepartie matérielle, alors que « Human One », une œuvre duale physique et numérique de l’artiste Beeple vient d’être vendue par Christie’s pour un prix record.
L’art numérique n’est pas immatériel
En effet, depuis l’essor de l’« art numérique » au début des années 90, ce segment de l’art a toujours eu, peut-être à l’exception du « netart », une dimension physique telle qu’un écran, un tirage, une impression 3D, une installation voir même une œuvre physique. En résumé, la partie physique étant soit un support, soit une partie d’une œuvre mixte physique/numérique, à l’instar de Deep Body II de Grégory Chatonsky, ce qui permet alors d’explorer de nouvelles possibilités artistiques.
Cette dualité est d’ailleurs au cœur de nouveaux projets NFT qui ont l’ambition d’accompagner des artistes « physiques » pour ajouter une dimension d’art digital, la matérialité de l’œuvre facilitant de surcroît l’éducation du marché et l’adhésion des collectionneurs d’œuvres physiques.
Justement, l’accompagnement des collectionneurs d’art physique vers l’art numérique apparaît comme l’une des clés du développement de ce segment du marché de l’art, qui pour le moment est surtout animé par des investisseurs « cryptos » qui achètent de l’art numérique « crypto » avec des « cryptomonnaies ».
Penser le rôle d’une maison de vente aux enchères
Les opérateurs de ventes volontaires peuvent jouer pleinement leur rôle de tiers de confiance dans un univers où nombre d’acteurs, en particulier les plateformes, poussent opportunément l’esprit décentralisé du Web3 jusqu’à négliger les questions légales : des CGUs qui ont tendance à être vagues et léonines pour la plateforme, malgré un mode de fonctionnement de l’univers crypto où les manipulations sont aisées.
L’artiste et surtout l’acquéreur, moins protégé par les lois, ont tout intérêt à tenir compte de celles-ci, particulièrement nombreuses dans le cas de la France, pour sécuriser leur transaction et éviter des désagréments tels qu’une vente nulle ou sans substance. En effet, comme le rappellent justement Maîtres Truchot et Guinot-Deléry, l’acquéreur d’une œuvre physique n’est propriétaire que du support (le cadre, la toile et la peinture séchée) sans aucun autre droit, à part des exceptions permettant une utilisation de l’œuvre dans un cadre strictement privé. Or, une œuvre numérique n’a aucun support et l’usage qui en est fait, notamment dans les metavers déborde de ces exceptions.
Notre réponse, avec le concours de Maître Matthieu Quiniou, avocat et associé de la société Āto a été d’établir un contrat juridique joint au NFT (par ses métadonnées), de type « conditions générales d’utilisations et licence d’utilisation » (CGU NFT) apportant non seulement une réponse aux questions précédemment soulevées, mais également de nombreuses autres, permettant de constituer un cadre juridique renforçant la valeur du certificat NFT. En résumé, parmi les éléments importants de ce contrat, figurent :
-
La définition des conditions d’utilisations possibles par le propriétaire du certificat NFT (Art. 2.4), qui peut-être un usage strictement privé, pour une utilisation personnelle et non commerciale, ce correspond au cas d’un collectionneur d’art numérique. Mais il serait possible d’autoriser un usage commercial, dans le cadre d’une vente destinée à des professionnels.
-
La conservation des œuvres numériques en tant que séquestre (Art. 2.4). A titre d’exemple, nous avons fait le choix de ne publier qu’une version dégradée de l’œuvre sur Internet et de transmettre les fichiers dans leur forme complète uniquement à l’acquéreur, d’une part pour éviter une utilisation problématique de ces fichiers par un tiers et d’autre part pour réserver à l’acquéreur de manière claire un droit de propriété sur ces fichiers, droit illimité dans le temps, à la différence des droits patrimoniaux. En tant que séquestre de ces fichiers, nous pouvons les restituer à tout moment au propriétaire légitime du NFT.
-
Des garanties contre la perte ou le vol du certificat NFT (Art. 2.5). Dans le cas d’une œuvre physique volée et dûment inscrite dans la base de données sur les œuvres d’art volées d’Interpol, celle-ci ne peut plus se vendre sur le marché de l’art (galeries, maisons de vente, etc.), mais peut trouver preneur sur un marché parallèle dans un pays peu regardant. En revanche, un certificat NFT perdu ou volé, émis par notre maison de vente avec un contrat CGU NFT sera inscrit comme tel dans la base de données des certificats que nous allons mettre en place (en attendant une extension de la base Interpol ou une autre initiative institutionnelle) et consultable librement, donc rendant sa revente difficile. Puis un nouveau certificat NFT sera produit et transmis au propriétaire légitime.
-
La définition d’un « droit de suite » en cas de revente ultérieure du certificat NFT (Art. 8.2), fixé à un certain pourcentage du prix de vente, à l’image de ce qui existe pour les œuvres graphiques ou plastiques.
-
Les garanties de titularité des droits d’auteur, assurant au propriétaire du certificat NFT, une jouissance paisible de son œuvre (Art. 4). Les auteurs s’engagent à ce que les fichiers vendus ne portent pas atteinte aux droits de tiers, alors que les cas de contrefaçons sont légion sur les plateformes de NFT. Plus subtilement, certaines œuvres du collectif New French Touch, comme Earth One, 2021, une simple copie de la première photo de la terre prise en 1946 grâce à un missile balistique américain, ont été proposés aux enchères en France, sans information sur la titularité des droits.
-
La garantie de titularité des droits concurrents (Art. 4.2) : émettre un certificat NFT unique permet bien de conférer un caractère d’unicité d’une œuvre numérique… si l’artiste s’engage à ne pas émettre un autre certificat NFT concurrent. Cette clause permet à l’acquéreur de s’en assurer légalement.
Outre ces enjeux légaux, il existe des enjeux d’éducation de marché (voir précédemment) et enfin des enjeux technologiques, enjeux propres à cet univers des ventes aux enchères et auxquels nous comptons apporter notre réponse dans les mois à venir. Bien sûr, les institutionnels (ADAGP, CVV, Symev) et les écosystèmes (Interenchères, Drouot) ont leur rôle à jouer.
Un trésor dans votre disque dur ?
Que vendre ? Une question cruciale est donc celle de la valeur ajoutée d’un opérateur de ventes volontaires par rapport aux plateformes, qui offrent une expérience de vente d’une facilité incroyable et avec des coûts extrêmement faibles (2,5% pour le leader Opensea). C’est la promesse d’un système d’échanges sans intermédiaire sur tous les marchés en un lieu unique : un premier marché entre artistes et collectionneurs, un second marché entre collectionneurs, et une curation à la portée de tous, grâce aux métriques (réseaux sociaux, historique des transactions d’un artiste) et à l’influence de certains collectionneurs qui peuvent afficher leurs acquisitions (et influencer les prix à la hausse au passage, comme pour les œuvres physiques). Outre cette concurrence directe des plateformes se pose le problème spécifique de la vente de second marché, avec des certificats déjà existants, donc « en l’état »… incluant les faiblesses légales précédemment évoquées, qui peuvent relever de la responsabilité de la maison de vente.
Les mois à venir vont être passionnants, même si la hype qui agite l’univers NFT français semble malheureusement se diffuser très lentement vers un plus grand nombre, le commissaire-priseur va pouvoir désormais continuer l’exploration du grenier par celle des disques durs et des clouds des vendeurs, à la recherche d’un trésor numérique.